L’Horimono, j’entends par là la discipline de tatouage traditionnelle que l'on pratique à la main ( technique Tebori ) pourrait bien ressembler à un organisme complexe vivant, possédant son propre système immunitaire. Et chaque horishi ( artisan tatoueur dans la tradition ) pourrait alors, si l'on suit cette image, apporter quelque chose de nouveau pour le renforcer. Ceci évidemment pour que l’Horimono - à ne pas confondre avec le tatouage contemporain à tendance japonisante réalisé avec un dermographe ( machine électrique ) - dans un premier temps survive, évolue, puis s'épanouisse.
Note: considérez le terme Horimono dans cet article comme synonyme de: Irezumi, Shisei et Bunshin. Vous découvrirez néanmoins en lisant nos articles que leurs sens varient.
1. Rappel historique et sémantique.
Voici quelques lignes qui seront probablement utiles à une meilleure compréhension de l’article.
Irezumi signifie « introduire l’encre » et le terme fut dans un premier temps employé dans les cas de tatouages infamants.
Marquage punitif à l'encre.
Topographie anatomique de deux types d'Irezumi.
Typologies destinées aux marquages punitifs à l'encre.
Horimono signifie quant à lui « chose gravée » et désigne uniquement les tatouages décoratifs, ornementaux. Cette distinction apparut au XVIIème siècle ( époque Edo ) et s’estompa par la suite du à l’abandon de la pratique du tatouage des criminels en 1873 ( début de l’ère Meiji ). L’expression Horimono aurait été employée pour la première fois dans une pièce de théâtre du dramaturge Chikamatsu jouée en 1721 et intitulée Onna goroshi abura jigoku ( Meurtre d’une femme dans un enfer d’huile ). Le terme Horimono apparait en plein coeur de l’époque Edo. Durant cette période deux types de tatouage dominent, les tatouages d’amour et ceux servant à camoufler la marque de flétrissure, en fondant ces derniers dans un tatouage plus grand à fonction ornementale. Le légendaire voleur Nezumi Kozô exécuté en 1832 à Edo y aurait eu recours.
Kodanji Ichikawa dans le rôle de Nezumi-kozō Jirokichi.
Il est à préciser que les tatouages d’amour ne sont pas forcement à considérer comme des petits marquages anecdotiques, ce que la pratique de l’irebokuro ( littéralement « entrer un grain de beauté » ) pourrait laisser croire. Ainsi, la célèbre prostituée Otama, officiant près du temple Kan-ei-ji dans le quartier d’Ueno, avait pour coutume de se faire tatoueur les kamon (emblèmes de famille ) de ses amants de la classe guerrière, remplissant au fur et à mesure de ses conquêtes, l’intégralité de son corps.
Clin d'oeil probable à Otama san dans le film Tokugawa Irezumi-Shi: Seme Jigoku. 1969.
L’époque d’Edo ou période Tokugawa s’étend de 1600 à 1868 avec la restauration Meiji. L’ère Meiji quant à elle est la période située entre 1868 et 1912. Utagawa Kuniyoshi sensei est né le 1er janvier 1797 et disparaît le 14 avril 1861, il a donc vécu durant l’époque Edo. Il aura réalisée ses estampes les plus célèbres illustrant les tatoués du Suikoden entre 1828 et 1829 ( durant la fin de l’époque Edo ). Par ailleurs, la courte nouvelle de Tanizaki Junichirô intitulée Shisei (Tatouage/terme probablement crée par l'auteur) et mettant en scène le tatouage d’un Jorogumo se situe dans les années 1840 ( encore une fois durant la fin de l’époque Edo ). Pour définir ces années citons Tanizaki: « C’était une époque où l’homme honorait la noble vertu de la frivolité, où la vie n’était pas une lutte sans merci (…) la beauté et la force étaient inséparables. L’homme faisait ce qui était en son pouvoir pour s’embellir, certains allant jusqu’à s’injecter des couleurs sous la peau. Et sur les corps s’enchevêtraient les motifs et dansaient les couleurs ».
Enchevêtrement des motifs et danse des couleurs dans l'Irezumi imaginé par Toyohara Kunichika 1835-1900.
Ce rappel historique et sémantique nous permet de comprendre le tatouage de la fin de l’époque Edo. De constater l’importance qu’il pouvait prendre sur le corps à travers l’exemple, choisi parmi tant d’autres, de la prostitué Otama. Mais aussi d’imaginer un éventuel lien de cause à effet entre les tatouages ornementaux de recouvrement des criminels, comme Nezumi Kozô, et ceux des protagonistes du Suikoden d’ Utagawa Kuniyoshi.
Une courte digression me permettra ici de rappeler que certains horishi ont pu refuser le recouvrement d’un tatouage déjà existant. L’ironie du sort voulant en effet que l'Irezumi est devenu ornemental en partie grâce aux demandes de recouvrement de marquages punitifs.
Ce tatouage de la fin de l’époque Edo (probablement plus ancien, nous developerons cette piste dans un article prochain) et du début de la période Meiji, qui réussit à se débarrasser du terme relativement péjoratif d'Irezumi pour adopter l’expression plus valorisante « Horimono », possédait son propre style, ses codes, et était loin d’être un simple objet anecdotique, isolé dans des timides parcelles du corps ( voir kakushibori ). Je le nommerait pour les besoins de cet article l’Horimono Edo/archaïque.
2. Horimono archaïque de la fin Edo et du début Meiji. Horimono moderne de la période Meiji à nos jours.
J’aurais l’occasion, dans le cadre d’un article à venir, de différencier de manière plus détaillée l’Horimono archaïque de celui qui s’est épanoui de la période Meiji jusqu’à nos jours et que je nommerai Horimono Meiji/moderne. Ceci étant dit j’ai déjà partiellement abordé le sujet dans l’article concernant Utagawa Kuniyoshi et sa façon de représenter l’Horimono sur les corps des antihéros du Suikoden. J’ai noté à ce moment là que la différence fondamentale entre l’ Horimono Meiji/moderne et l’Horimono Edo/archaïque réside dans la construction du motif mais surtout dans la structuration de sa lisière ( mikiri ).
Toyohara Kunichika (1835-1900).
Nous pouvons remarquer ci-dessus dans la structure même du tatouage une absence de lisière/mikiri telle qu'elle se définit dans les quatre typologies actuelles de l'Irezumi (dont une des quatre, le botan mikiri présentée ci-dessous). Aucune estampe de l'époque Edo, mettant en scène de l'Irezumi, présente l'une des quatre structures définissant le l'Irezumi Meiji/moderne.
Irezumi avec lisière "botan mikiri" par Horiuno sensei. Tokyo, vers 1948.
En tous les cas on peut affirmer que ces deux formes de tatouage rentrent non seulement dans la tradition mais la définissent. Elles sont l’Histoire du tatouage japonais. Même si ce qui précède peut paraître très largement évident, les confusions sont nombreuses. En effet, pas mal de passionnés de tatouage affirmeront qu’une pièce reprenant exactement une estampe d’Utagawa Kuniyoshi et réalisée entièrement au dermographe ( stylet électrique ) est traditionnelle tandis qu’un Jorogumo voir article correspondant exécuté au Tebori ne l’est pas. Certainement parce que le motif de la seconde pièce, appartenant à la culture de l’Horimono Edo/archaique est bien moins connu, stéréotypé en quelques sortes que la démarche correspondant à la première pièce.
Mais le propos ici n’est pas de tomber dans une obsession des règles ou une psychorigidité compensatoire. En réalité c’est tout le contraire. On apprend par la connaissance de ces règles qui structurent l’Horimono - ces deux Horimono ( l’Edo/archaique et le Meiji/moderne ) - que la liberté d’action des horishi ( tatoueur dans la tradition ) n’est non seulement pas restreinte mais en réalité très vaste.
Ainsi nous ne sommes pas obligés de recopier les estampes d'Utagawa Kuniyoshi pour pouvoir nous revendiquer de la tradition. Notons au passage qu’il y a une différence fondamentale entre recopier sur le corps une estampe d’Utagawa Kuniyoshi et tatouer à la façon des tatouages imaginés par ce dernier. En acceptant l'influence d'un artiste n'ayant lui même pas été horishi, quelle est alors la démarche la plus légitime ou tout du moins la plus cohérente? Nous avons le choix de notre style, de notre époque, et pour ce qui nous concerne, nous avons décidé de tatouer selon les termes de l'école Edo, nos tatouages, comme vous le découvrirez un peu plus loin dans cet article, pourront donner l'impression de "sortir" des estampes. Bien évidemment il n’y a pas d’ anachronisme viable dans l’artisanat d’art. Je veux dire par là que le savoir faire d’un maître forgeron de lames de katana d’aujourd’hui est le même que celui de ses ancêtres. Idem pour l’Horimono. Tatouer avec la technique Tebori ( à l’aide de bâtonnets sur lesquels des aiguilles sont montées plutôt qu’avec une machine électrique ) n’est pas un non sens temporel. Et cela malgré l'influence de Horigorō II, Horiyoshi II et d'autres qui ont préféré abandonner la technique traditionnelle Tebori des anciens afin d'introduire la machine électrique. Cette démarche présente néanmoins un point faible qui pourrait avoir eu pour conséquence l'appauvrissement de la discipline elle-même. En effet, l'Irezumi est rattaché fortement aux racines Shintō. Un tatouage représentant n'importe quel personnage du Kojiki, historique, issu d'un conte, un Kami, un Oni, une entité fantastique,...ne verra ses yeux tatoués que lors de la toute dernière séance, c'est à dire des mois ou des années après la première séance. La dernière séance est ainsi consacrée à l'éveil, à l'incarnation de l'entité, de l'Irezumi (voir art.1). C'est un exemple de l'influence Shinto parmi d'autres. L'énergie qui pousse l'encre, troquée contre le sang, afin de seller le tatoué avec l'entité, doit être humaine. Je doute que l'électricité fournie par une prise murale soit à la hauteur de la sensibilité Shintō (voir art.2). Nous ne consacrerons ici aucun développement concernant le tatouage électrique y compris celui pratiqué par les premiers tatoueurs japonais ayant préféré occidentaliser leur discipline. Nous pensons que l'influence occidentale aura causé un tort considerable au développement de la technique traditionnelle Tebori.
3. Horishi, maîtres tatoueurs mais aussi maîtres dessinateurs.
Horiiwa, qui se nomma dans un premier temps Hangiiwa sensei, du quartier d’ Asakusa fut graveur sur bois pour les motifs des cerfs volants. Actif jusqu’à la fin du 19eme siècle il disparut en 1926 à l’âge de 77 ans.
Cerf volant décoré par un artiste peintre.
Maître artisan et dessinateur de cerf volant à l'oeuvre dans son atelier.
Ce qui m’intéresse ici c’est de noter que ce maître aurait été aussi bien l'auteur de ses dessins que de ses tatouages. On sait en effet que la plupart des horishi recopiaient les estampes des maîtres, sur la peau ( travail comparable à celui des graveurs sur bois; d’ailleurs c’était le métier d’origine d'un nombre important d' horishi ). Le maître de l’estampe Kunisada aurait été lui-même tatoueur par consequent autonome dans sa pratique de l’ Horimono. Horiuno Ier quant à lui fut formé par son père à la peinture traditionnelle, et Horiyoshi Ier fit son apprentissage chez un peintre, disciple d’Ichimôsai Hôko ( peinture traditionnelle ), on connait par ailleurs le goût prononcé pour l'interprétation de Bonten Taro,…
Dessin réalisé par Bonten Taro.
Beaucoup d’autres exemples démontrent la capacité de certains horishi à composer eux mêmes l'oeuvre picturale destinée à la peau, n’ayant pas ainsi besoin de recopier les estampes. Pour l’anecdote Horichô, avant de porter ce nom aurait été contacté par un tatoueur qui, ayant un niveau médiocre en dessin, lui aurait demandé de l’aide. Le tatoueur en question disparut dans une rixe. La femme du tatoueur confia ainsi au futur Horichô les hari ( aiguilles, comprendre set de tatouage ) de son mari. Et c’est ainsi que peu à peu, en parfait autodidacte, Horichô devint le fameux horishi que l’on connait aujourd’hui.
Les spécialistes sont souvent d’accord pour reconnaître un style particulier à ces horishi « dessinateurs ». Rien de surprenant en ce sens que dessiner soi-même un serpent, un dragon,… un antihéros du Suikoden, nous place forcément et esthétiquement ailleurs que des maîtres recopiant la même estampe d’ Utagawa Kuniyoshi représentant un serpent, un dragon ou encore un antihéros du Suikoden.
J’aimerais préciser que les exemples de horishi « dessinateurs » présentés ci-dessus concernent des tatoueurs de l’Horimono Meiji/moderne. Il est à mon avis fort probable que les tatoueurs de l’Horimono Edo/archaïque aient été plus nombreux à dessiner leurs propres tatouages.
Un autre point peut-être soulevé ici. En effet on associe systématiquement l’artiste Utagawa Kuniyoshi, cité à plusieurs reprises dans cet article, au tatouage traditionnel japonais. Cela se justifie certainement par l’impact que ses estampes du Suikoden ont eu dans le développement de l’Horimono. Mais réduire cette influence à un seul artiste revient à réduire la mythologie à un seul mythe. Je souhaiterai préciser par ailleurs qu'à mon avis, rendre hommage à un artiste ne consiste pas forcément à produire un copié/collé de son oeuvre.
Certains évoquent parfois les tatoueurs du quartier d’Asakusa qui s’inspiraient exclusivement des maîtres Kuniyoshi et Kunisada. Mais je répondrai à cela d’une part que selon Iizawa Tadasu ils auraient perdu la finesse du style de leurs mentors et comme je l’ai indiqué dans cet article, Kunisada aurait dessiné lui-même ses tatouages. On suit un maître avant tout dans sa démarche, cherchant ainsi à pousser son chemin un peu plus loin.
Quelques page du "World of japanese tattooing " de Iizawa Tadasu publié en 1973 par l'éditeur Haga Shoten.
Ceci-étant dit la plupart des croquis ayant servi de référence à cette école de tatoueurs n’étaient plus à leur disposition car détruits. Ils ont du donc travailler de mémoire ce qui leur aurait offert une plus grande fluidité et naturel dans leur travail de composition que ce que l’on peut observer dans l’ école de Yokohama. En effet les membres de cette dernière cherchaient à reproduire exactement les motifs des grands graveurs. On peut citer en exemple le tatoueur Horikin (Ôwada Mitsuki pour certains Ohwada Mitsuaki) grand collectionneur de l’oeuvre de Kuniyoshi. Les tatoueurs du quartier d’Asakusa lui faisaient le reproche de décalquer les dessins de manière à les transférer sur le corps et d’employer le dermographe. Des méthodes lui permettant de gagner en qualité de détail. Mais ceux d’ Asakusa répondaient à ceci: « Ce ne sont pas les détails, mais la vision d’ensemble et l’équilibre de celui-ci qui comptent ».
Horikin (Ôwada Mitsuki pour certains Ohwada Mitsuki).
On voit bien à travers ce dernier exemple que le monde de l’Horimono parait finalement bien hétérogène.
Ce qu’il me semble néanmoins important de retenir ici, c’est le vaste champ des possibilités que le tatouage traditionnel japonais offre à ses horishi.
4. Conclusion.
En récapitulant ce qui précède on peut noter les points suivants:
- chaque horishi ( tatoueur dans la tradition ) peut apporter quelque chose à l’Horimono afin que ce dernier survive. En effet l’Horimono est un héritage mais aussi une discipline vivante, collective.
- l’ Horimono Edo/archaïque et l’Horimono Meiji/moderne se différencient par leurs styles respectifs. Ils définissent néanmoins le tatouage japonais traditionnel, son évolution, son Histoire.
- un horishi ( tatoueur traditionnel ) qui dessine ses propres tatouages ( maître Kunisada, maître Bonten Taro,...) se différenciera de la plupart des horishi qui recopient les estampes classiques.
Nous pouvons alors compléter ces trois points en rappelant la règle primordiale du tatouage traditionnel japonais, à savoir, le respect strict des archétypes culturels nippons et l’emploi de la technique Tebori.
Pour ce qui est du reste je dirais que l’illusion de la tradition n’est pas la tradition.
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